Chronique | Kloahk - V E R S O 3

Pierre Sopor 22 novembre 2024

Kloahk a la présence discrète d'un soupir que l'on croit avoir entendu dans la nuit. La silhouette spectrale de l'artiste, dans son rôle de fantôme analogique, se devine entre les trames d'un écran à tube cathodique. Peut-être doit-on faire pause pour distinguer son profil parmi les ombres... Il aura fallu attendre trois ans et demi pour que l'EP V E R S O 2 ait enfin droit à sa suite, Paul Prevel ayant entre temps été très occupé avec le groupe de metal industriel Shaârghot. V E R S O 3 est enfin là et nous permet de nous replonger dans cet univers singulier, riche et personnel.

Avec le temps, Kloahk s'affirme de plus en plus, se trouve. Si l'on était conquis dès les premiers instants, on sent que les partis-pris sont de plus en plus assumés, à l'image de Vagissement qui sert d'introduction. Un cœur bat au loin, ça crépite, quelques nuisances bruitistes jaillissent du silence comme une image blafarde s'allumerait subitement dans la pénombre. La tension monte. Ça va être bien. La guitare est lourde, menaçante, sinistre. Les touches horrifiques de Kloahk sont plus palpables mais malgré l'agressivité des cordes, la sensibilité bien particulière du projet hante plus que jamais la musique.

Dans un genre où la dureté, la violence festive ou les démonstrations de force sont plus fréquentes, Kloahk opte pour une approche poétique et sincère. Le chant nous prend aux tripes, il y a une simplicité touchante dans les complaintes qui nous sont chantées, une puissance dans les émotions que véhicule cette voix. Vulnérable, à vif, ce spectre pâle laisse son spleen dégouliner de ses rengaines entêtantes (Round and Round ou Lullaby et leurs refrains qui, immédiatement, nous possèdent comme le ferait des esprits affamés). La guitare rugit parmi des machines omniprésentes, une lamentation s'échappe : a-t-on déjà connu Kloahk si tourmenté ? V E R S O 3 est plus lourd mais également plus écorché.

On découvre alors l'artiste narrateur de ses histoires lugubres, immédiatement évocatrices d'images fortes. Memory of Light ou Black and White explorent l'obscurité la plus profonde, confortable tanière où l'on peut saigner à l’abri des regards. La gémellité macabre que l'on devinait parmi les thèmes de Kloahk a muté en dualité entre lumière et ténèbres, couleurs et monochrome, multitude et solitude, comme deux mondes opposés par le miroir clignotant d'un écran resté allumé, à la fois refuge et prison. Notre spectre, lui, est coincé dans le noir et c'est avec plaisir qu'on se laisse prendre dans ses filets, à ses côtés.

Kloahk est ce diamant noir qui absorbe la lumière pour la laisser ressortir, filtrée. Chaque instant de ce V E R S O 3 nous en convainc un peu plus : cette voix-là est unique. Cette sensibilité, cette maîtrise pour les textures, ce soin dans les ambiances (la nouvelle version d'It's Alright n'a jamais autant fait mentir son titre), cette mélancolie étouffante, cette détresse mais aussi les menaces aussi douces qu'un chuchotement d'outre-tombe... Alors qu'il nous embarque dans les presque sept minutes de Goodbye, épique final cinématographique et dramatique et son crescendo, Kloahk nous tient en haleine autant qu'il nous noue les tripes ou nous fait frissonner avec des murmures flippants inversés.

C'est dur, c'est triste, c'est mystérieux, c'est beau. Jamais ce projet n'a aussi bien sonné (les percussions sont parfois massives, le soin apporté au sound-design pour donner vie aux images est impressionant), jamais ses ténèbres n'ont paru si glorieuses et salvatrices. Alors profitons de cet EP à la durée plus que généreuse pour confortablement contempler nos plaies à l'abri du soleil et se réfugier dans sa fragilité, ses tourments et ses frayeurs. Non seulement Kloahk insuffle au rock industriel un romantisme et une fragilité unique mais c'est aussi, tout simplement, une putain de musique comme on entend finalement trop rarement, capable de nous enthousiasmer, nous retourner et nous obséder.