En 1985, dans ce qui était alors la République fédérative socialiste de Yougoslavie, LAIBACH sortait son premier album, sans titre et sans pouvoir y apposer son nom, l'usage de celui-ci lui ayant été interdit par les pouvoirs publics car le nom de "Laibach", appellation germanique de la capitale slovène Ljubljana, était en lui-même une provocation rappelant les crimes de l'occupation nazie pour germaniser la Slovénie ; trente-cinq ans plus tard, devenu dans le contexte fort différent de la Slovénie moderne un groupe culte de la musique industrielle, LAIBACH fête la sortie de son premier disque avec un luxueux coffret en édition limitée, comprenant son premier album remasterisé mais aussi le disque Revisited, version revisitée de morceaux du groupe datant des années 80. Il y avait de quoi se lécher les babines, d'autant que les versions revisitées dévoilées par le groupe en live, telle cette impériale interprétation de Smrt Za Smrt, étaient tout bonnement stupéfiantes. Las, l'acquérir demandait un certain investissement financier ! Heureusement, depuis le seize avril de ce mois, LAIBACH a mis Revisited à disposition en streaming et en téléchargement -ça se passe ici. Nous pouvons donc enfin apprécier en version studio ces versions remaniées des débuts du groupe !
Revisited est en effet une version modernisée de morceaux tirés des deux premiers albums du groupe, le premier qu'on a rétrospectivement baptisé Laibach et son successeur Nova Akropola, ainsi que de trois morceaux rescapés des premières expérimentations du groupe avant 1985 (Smrt Za Smrt, Slovenska Žena, Boji) que l'on connaissait jusque-là par la compilation Rekapitulacija 1980-84. On avait alors affaire à un LAIBACH différent par certains aspects de celui que l'on connaît aujourd'hui, dont les compositions reposaient entièrement sur des sonorités industrielles agressives, des percussions au rythme martial et parfois des samples de musique classique ; les thématiques du groupe n'étaient pas tout à fait les mêmes non plus, le groupe traitait alors de l'histoire de la Slovénie et des différents régimes totalitaires qu'elle avait connu à grands coups d'allusions et de mises en scènes dérangeantes, c'était avant qu'il ne connaisse le succès en se saisissant des tubes de la pop et du rock de l'ouest pour montrer que eux aussi avaient une portée totalitaire. Si cette facette du groupe n'est pas la plus connue, elle est culte auprès de certains fans, ce qui rendait quelque peu risqué de retoucher les morceaux de cette époque !
Nulle crainte : c'est réussi et même époustouflant. Revisited reprend l'esprit des premiers travaux du groupe pour l'enrichir ; Laibach et Nova Akropola incarnaient la puissance brute de l'État totalitaire avec leurs sons mécaniques et leurs structures répétitives, Revisited reprend cet aspect brutal et étouffant mais y adjoint des sons électroniques plus planants, un piano souvent en décalage par sa légèreté, un chant plus varié de Milan Fras (on entend quelquefois aussi Mina Špiler, mais elle est en retrait hormis sur les lives), des mélodies plus entêtantes. Sans surprise, c'est moins austère que les premiers albums, mais on retrouve leur puissance écrasante en plus dynamique et entêtant !
À vrai dire, c'est à peine si l'on reconnaît certains morceaux tant ils ont été réécrits : Boji ("Luttes") qui ouvre l'album était dans sa première mouture un instrumental où l'on n'entendait que des voix étouffées, il a ici été doté de paroles amèrement énoncées par Milan Fras qui semblent évoquer la Slovénie sans cesse entraînée dans les luttes que des grandes puissances étrangères se livrent entre elles, en plus de nappes de synthétiseur glaciales ; quant à Ti, Ki, Izzivaš, ce court morceau de l'album Nova Akropola est devenu l'hymne martial irrésistible que l'on a déjà pu découvrir en live ! Encore plus étonnant : la version studio revisitée de Smrt Za Smrt ("Mort pour Mort") est aussi différente de la version live qu'elle l'est du morceau d'origine, le piano et le clavier sont paradoxalement doux sachant que les paroles traitent de la répression et de la torture au service d'un régime politique... et pourtant, les cris et le bruit martelé ne sont pas loin derrière, le morceau en devient d'autant plus dérangeant. Qu'on se rassure, la version live grandiose et écrasante est également disponible à la fin de l'album en compagnie de celle de Ti, Ki, Izzivaš ! Plus généralement, les morceaux sont devenus plus dansants et plus électroniques : il en est ainsi en particulier de l'excellent Država ("État"), hymne à la gloire du collectivisme citant un discours du Maréchal Tito (l'extrait est ici déclamé par Mina Špiler au travers d'un mégaphone) ou de Brat Moj, dont les nouvelles versions n'auraient pas dépareillé sur l'album Spectre de 2014 ; même Nova Akropola, morceau dépouillé et sinistre au possible de l'album éponyme, dont les paroles citent un slogan fasciste italien, se voit rehaussé d'une couche de synthétiseur qui ne fait que renforcer sa lourdeur.
La réussite est totale : Revisited est un album angoissant, aux sonorités froides et aux atmosphères pesantes, hantées de slogans parmi lesquels on peut trouver des allusions politiques aux différents régimes totalitaires, créant un univers déstabilisant et paradoxalement attrayant qui marque l'imaginaire. Il est différent de Laibach et Nova Akropola tout en étant fidèle à leur esprit, un peu comme si l'on avait voulu refaire ces deux albums avec les sons et les structures de Spectre. Dire quelles versions on préfère serait un exercice vain, non seulement elles sont trop différentes mais on peut difficilement en juger alors que nous sommes habitués aux premières ; ce qu'il y a de sûr, cependant, c'est que LAIBACH frappe très fort avec cet album, cet industriel modernisé est ce que le groupe a produit de plus enthousiasmant depuis au moins Spectre. Et ce qu'il met le mieux en valeur et qui est peut-être le plus impressionnant à propos de LAIBACH, c'est l'extraordinaire cohérence de sa démarche : quarante ans après sa création, malgré une évolution continue de sa musique et de son line-up, le groupe met toujours en scène les liens entre l'art et la politique avec la même intelligence perturbante.