Mieux vaut prévenir : Wir Sind Das Volk, le nouvel album de LAIBACH paru cette année, n'est certainement pas un disque que l'on pourra se contenter d'insérer dans le lecteur pour se défouler sur une musique dansante, quoique LAIBACH nous ait fourni de redoutables tubes d'EBM par le passé. Il ne s'annonce pas très drôle non plus, quoique l'on goûte l'humour noir de ses illustrations, les tableaux de Gottfried Helnwein Epiphany I et II, détournements religieux d'imagerie nazie -ou le contraire. Cette fois, le titre complet annonce à lui seul une démarche beaucoup plus intellectuelle, dont la musique ne sera probablement pas le cœur : Wir Sind Das Volk - Ein Musical aus Deutschland (nach Texten von Heiner Müller). Un spectacle musical centré sur l'Allemagne autour des textes d'Heiner Müller, donc. Mais encore ?
Comme le détaille le livret de l'album, Wir Sind Das Volk est en fait l'aboutissement d'un vieux projet. Le dramaturge est-allemand Heiner Müller (1929-1995) avait rencontré le groupe en 1985 et envisagé une collaboration avec lui ; cette coopération n'ayant jamais été concrétisée du vivant de l'auteur, c'est Anja Quickert, présidente de la Société Internationale Heiner Müller (International Heiner Müller Gesellschaft), qui a proposé à LAIBACH de s'associer pour créer un spectacle de théâtre autour des textes du dramaturge de nos jours. Plus spécifiquement, elle a souhaité axer ce projet sur les ambiguïtés du mot allemand "volk", que l'on ne peut qu'imparfaitement traduire en français par "peuple", le mot allemand ayant une connotation plus essentialiste. En effet, le titre traduit à lui seul un paradoxe : "Wir sind das volk !", autrement dit "Nous sommes le peuple !", était un slogan des manifestations hostiles au régime de la République Démocratique d'Allemagne qui ont entraîné sa chute, une manière pour les contestataires de nier la légitimité de la bureaucratie à incarner le peuple au nom duquel elle gouvernait ; Heiner Müller, dramaturge souvent censuré par le régime, avait soutenu publiquement ces manifestations, mais dans le même temps, il avait plusieurs fois écrit sa défiance vis-à-vis du mot "volk", qu'il considérait comme un instrument de manipulation des masses et d'exclusion. Dans sa présentation du livret de l'album, Anja Quickert revient sur l'histoire du mot, à la fois instrument de rassemblement dans des mouvements comme celui de 1989 en Allemagne et instrument d'exclusion xénophobe notamment dans ses usages récents par des mouvements comme Pegida en Allemagne.
C'est donc sur ce thème qu'elle a entrepris de rassembler des textes d'Heiner Müller pour créer le spectacle Wir Sind Das Volk dont l'album qui nous intéresse est la bande originale. Les textes sont véritablement au cœur du travail : la preuve, le groupe nous fournit avec l'album un beau livret cartonné de pas moins de vingt-cinq pages conçu par Metastazis, habitué des visuels d'inspiration totalitaire, comprenant non seulement les textes mais aussi leur traduction en anglais !
La musique, quant à elle, a été composée principalement par le claviériste Matevž Kolenc, l'un des anciens membres de MELODROM qui ont contribué à faire évoluer la musique de LAIBACH vers une intégration de la pop depuis Volk. C'est aussi l'occasion de voir revenir dans le groupe une autre ancienne de MELODROM, Mina Špiler, un temps en congé maternité et qui a depuis créé avec Kolenc le projet KREDA (chronique) ; elle a participé à la composition du morceau Ordnung und Disziplin sur cet album, chante sur celui-ci et deux autres morceaux, Medea Material et Traumwald. Enfin, notons que Wir Sind Das Volk comprend également deux reprises de chansons allemandes à l'origine composées pour des films, Flieger, grüß mir die Sonne, musique d'Allan Gray et paroles de Walter Reisch et Das Lied von einsamen Mädchen, musique de Werner Richard Heymann et paroles de Robert Gilbert : il est très intéressant de voir que ces quatre auteurs ont tous été inquiétés par le régime nazi.
Car, pour entrer dans le vif du sujet, LAIBACH a décidé de faire de Wir Sind Das Volk un album résolument lugubre. On est ici très loin des hymnes chargés d'espoir et de révolte de Spectre, auxquels on aurait pu s'attendre si LAIBACH avait voulu se concentrer sur une vision positive du mot "volk" comme mot de rassemblement contre une tyrannie. Tout au contraire, Wir Sind Das Volk est lourd, statique, menaçant et parfois triste. Visiblement, c'est bien la dimension négative que LAIBACH a mise en avant, les oppressions commises au nom du peuple et contre lui. Pour cela, LAIBACH recourt à un instrumental dominé par des sonorités électroniques froides et angoissantes, des passages orchestraux où les instruments à cordes imposent leur puissance écrasante, quelques samples industriels venant nous frapper en compagnie des percussions ; au milieu de cet univers étouffant, le piano se fait entendre comme un élément vivant à l'aide de ses notes claires, parfois rassurant, mais le plus souvent triste et perdu. Le chant est plus varié que sur aucun autre album de LAIBACH : on retrouve la voix caverneuse de Milan Fras sur les morceaux les plus pesants (Der Vater, Ich bien der Engel der Verzweiflung...), une note de douleur perçant parfois dans son énonciation inquiétante ; Mina sur les morceaux nécessitant une voix féminine aigüe comme élément de fragilité ; mais aussi d'autres qu'on ne connaissait pas encore, Cveto Kobal sur des morceaux nécessitant un chant masculin lyrique (Flieger, grüß mir die Sonne, Ich will ein Deutscher sein), ainsi que deux femmes au timbre plus grave que celui de Mina, Susanne Sachsse qui lit le texte de Lessing oder Das Ende der Aufklärung, Agnes Mann qui lit celui de Im Herbst 197... starb et chante le mélancolique Das Lied von einsamen Mädchen.
C'est donc dans un univers très sombre que nous immerge LAIBACH, moins intimiste que celui de Also Sprach Zarathustra, autre bande originale néoclassique qu'ils ont produite récemment (chronique), et beaucoup plus noir. Mais pouvait-il en être autrement ? C'est que Heiner Müller était quelqu'un de pessimiste : enfant, le dramaturge avait été marqué par la disparition de son père, militant du SPD emprisonné par le régime nazi comme opposant politique ; adulte, lui-même a adhéré au SED en Allemagne de l'est par conviction communiste mais a été déçu par la pratique du pouvoir de sa direction, comme beaucoup d'intellectuels est-allemands (on pourra lire à ce sujet le livre de l'historienne Sonia Combe La loyauté à tout prix. Les floués du socialisme réel), avant de vivre la censure de ses œuvres. Qui plus est, LAIBACH a choisi de voir en lui avant tout une figure de la dénazification confrontant l'Allemagne à son passé, comme ils l'expliquent en interview. Les textes d'Heiner Müller sélectionnés par Anja Quickert, s'ils sont souvent obscurs pour qui ne connaît pas l'œuvre du dramaturge, se distinguent quant à eux par leur violence, que traduit parfaitement la musique de LAIBACH.
Der Vater et Im Herbst 197... starb nous plongent ainsi dans les souvenirs de l'auteur, traduisant en images très fortes la terreur qu'il a vécu enfant pour son père puis l'exclusion par les autres enfants, qui le considéraient comme étranger ; les cordes nous font vibrer de crainte sur ces deux morceaux, de même que le chant de Milan sur le premier. Ordnung und Disziplin (Müller versus Brecht) confronte un texte de Müller traitant d'une révolte d'esclaves (extrait de la pièce La mission, souvenir d'une révolution -Der Auftrag en allemand) à un autre de Bertolt Brecht relatif à une mutinerie pendant la première guerre mondiale et à la discipline des révoltés ; tandis que Milan martèle le refrain, Mina susurre les textes des deux auteurs allemands, le morceau est intense et venimeux. On apprécie aussi particulièrement Ich Bin der Engel der Werzweiflung, accablant de désespoir ; là encore, le texte de Müller est extrait de La mission, souvenir d'une révolution. Sur le plan musical, on retient aussi Traumwald ; la beauté noire du texte de Müller est pour une fois immédiatement accessible, la musique mêlant douceur et éléments d'anxiété le fait vivre avec le chant angélique de Mina. D'autres morceaux ont moins d'intérêt musical : c'est le cas de Lessing oder Das Ende der Aufklärung, bien que la cloche et le sample accompagnant le texte lu par Susanne Sachsse à propos de la Prusse de Frédéric II soient un bijou d'angoisse figée, mais aussi de la reprise Flieger, grüß mir die Sonne où l'on retrouve le LAIBACH trollesque que l'on connaît, détournant le joyeux morceau original en une sorte d'opéra martial ; enfin, c'est bien sûr celui de Ich will ein Deutscher sein ("Je veux être un Allemand"), où l'on peut sourire à l'innocence de l'instrumental dominé par le piano clair et au chant lyrique de Cveto Kobal, mais on trouve cela beaucoup moins drôle une fois que le livret nous apprend que Heiner Müller avait été touché par cette phrase écrite par un enfant du ghetto de Varsovie peu avant sa mort...
Sur le plan musical, on peut à vrai dire s'arrêter au morceau live Das Lied vom einsamen Mädchen, reprise étonnamment sérieuse. Pour ce qui est des deux extraits live suivants qui terminent l'album, la version de Im Herbst 197... starb avec le texte lu par Agnes Mann va paraître bien longue si l'on ne comprend pas l'allemand et n'a pas le texte sous les yeux, et Wir Sind das Volk nur durch die Liebe ne comprend quant à lui pas de musique, il s'agit d'une ambivalente proclamation au peuple allemand pendant le spectacle lue par Peter Mlakar, vieux compagnon de route du Neue Slowenische Kunst. On trouve par ailleurs dans le livret deux textes qui ne correspondent pas à des morceaux de l'album, ils ne sont audibles que sur une édition limitée : Seife in Bayreuth, lecture d'un texte d'horreur pure et simple des crimes nazis, et le morceau Herakles 2 oder die Hydra à la violence ultra-répétitive, reprise d'un thème de la mythologie grecque comme Heiner Müller en était coutumier (c'est d'ailleurs aussi le cas de Medea Material, Médée Matériau en français) où le héros réalise que le monstre qu'il combat ne fait qu'un avec la forêt elle-même, qu'il a été entièrement absorbé par son ennemi, et qu'il n'arrive plus à différencier l'hydre de son chemin... L'image devient beaucoup plus explicite lorsque l'on sait que ce texte est compris dans la pièce Zement, qui traite de la Révolution russe.
On ne le dira donc jamais assez : la musique n'est pas l'essentiel sur Wir Sind Das Volk. On pourrait se contenter d'écouter l'album en s'arrêtant avant les derniers extraits live : on l'appréciera alors comme une simple bande originale à l'atmosphère angoissante, on retiendra plusieurs morceaux, disons Ich Bin der Engel der Werzweiflung, Ordnung und Disziplin et Traumwald, mais on passerait ainsi à côté du plus important tant qu'on n'ouvrira pas le livret. Le plus important, c'est la façon dont la musique oppressante de LAIBACH conspire avec les textes sombres d'Heiner Müller, traitant avec violence du nazisme et des déceptions nées des mouvements révolutionnaires ; c'est cela qui nous touche le plus et qui fait de Wir Sind Das Volk une œuvre marquante. Une œuvre marquante à déconseiller à celles et ceux qui n'ont pas envie se prendre la tête, il est vrai.