Chronique | Léa Jacta Est - Horizons du Fantastique

Pierre Sopor 31 octobre 2024

Ces dernières années, nous avons assisté à la naissance d'un drôle de monstre, à la fois tout à fait charmant, opaque, amusant et bouleversant. Au début, dans Léa Jacta Est, il n'y avait qu'une guitare et quelques pédales. On disait "obscure folk", par commodité. Mais pourquoi se restreindre ? Pourquoi simplifier la vie des colleurs d'étiquettes ? De concerts en concerts, de rencontres en rencontres (notamment Bleu Reine ou Triinu, impliquées dans l'affaire), Léa a peaufiné son univers et s'est éloigné des gimmicks dark folk de son premier EP. Quand on n'est pas vraiment de ce monde et qu'on est un peu partout à la fois, pour vraiment se trouver, il faut alors partir dans tous les sens. Horizons du Fantastique est la résultat de ces explorations.

Très vite, Léa Jacta Est nous plonge dans un brouillard multicolore et chatoyant fait de mystères, de mélancolie et d'absurdités de la vie. La mort, omniprésente, rôde à l'ombre des choses triviales, leur donnant tout leur romantisme et la moindre petite anecdote devient une aventure. La réverbération omniprésente nous enveloppe et, bien que le morceau-titre nous garantit que "ce n'est pas une hallucination collective", on a nos doutes légitimes. Moins minimaliste qu'à ses premiers pas, Léa Jacta Est s'appuie fréquemment sur les lamentations d'un thérémine pour achever d'abolir le réel : spectres et extra-terrestres errent alors dans les couloirs d'un vieux cinéma kitsch, hantent des souvenirs passés qui, avec leur foison de détails, situent l'artiste à l'exact croisement entre une version pop de Balzac et Arielle Dombasle en pleine crise goth.

Au fur et à mesure que l'on se perd en cherchant à atteindre l'un de ces treize horizons psychédéliques, on est surtout fasciné par la diversité de l'album. Folk atmosphérique, pop, trap, indus et quelques riffs de guitare bien méchants : Léa Jacta Est y met tout ce qu'elle aime, tout ce qu'elle est. Il y a des hits qui se logent en tête, comme Tyrannosaure Lucifer dont le refrain et la rythmique ne nous lâchent plus, ou cette incroyable reprise de l'Amour à la Plage. Cette dernière est d'ailleurs représentative de l'évolution de Léa Jacta Est : jouée depuis plusieurs années en live, la voici avec un violon, de la contrebasse, des riffs bien lourds et quelques rugissements cathartiques absolument jouissifs. Surtout, comme l'annonçait le thérémine, Horizons du Fantastique est plein d'ovnis et son foisonnement d'idées donne le tournis.

Presque autant comédienne que musicienne, Léa Jacta Est a le sens du théâtre. Que ce soit pour accentuer un détail, faire naître un vrai suspense avant des chûtes qui ne déçoivent jamais ou exacerber le quotidien et mieux en extraire toute la mélancolique poésie de ce qui pourrait passer pour des petits rien sans intérêt. On souligne d'ailleurs un sound-design inspiré avec des trouvailles très terre-à-terre qui contrastent avec l'humeur onirique et hallucinée (Le Programme du Louxor et ses intenses sept minutes en totale apesanteur nous ramène régulièrement sur Terre avec des sons de metro)... Comme autant de rappels peut-être que la mort rôde partout et se cache, finalement, dans cette réalité de tous les jours aussi banale et factuelle qu'un cadavre pudiquement caché dans un sac poubelle. La tristesse la plus absolue suinte et se heurte à un décalage constant : est-ce du premier degré, du second ? On opte pour tous à la fois, et sûrement 666 de plus. Si l'ambiance est souvent feutrée, cela n'empêche pas les plus folles outrances comme ce coup d'autotune clinquant sur Les Sept Rivières, acrobatique et tout à fait pertinent.

Album fou, Horizons du Fantastique exprime probablement ce que ressentirait un alien en plein delirium tremens qui se retrouverait à son propre enterrement. Ambitieux et riche, il nous abandonne sur un final doux-amer hanté par le deuil, dans un premier temps celui d'un chat le temps d'un dialogue-hommage à la fois drôle et touchant sur la mort et l'inconscient entre dieux miaulements affamé (Miranda, alias Bubu), puis de manière générale avec Crépuscules et sa chorale fataliste aux airs de testament. Il existe une expression nulle qu'on utilise par paresse quand on ne sait pas quoi dire : "l'album de la maturité". Et si, en y mettant toute son âme, en embrassant pleinement ses pulsions les plus kitsch dans toute leur noblesse et en concluant ses élégies d'un autre monde par le plus goth des "yolo", Léa Jacta Est nous avait offert son "album de la maturité" du premier coup ? On y ressent en tout cas un travail acharné, une volonté de tout donner, une viscéralité sincère et plus que tout une personnalité forte qui lui permet d'échapper aux tiroirs confortables. Il y a une autre expression nulle : "ça ne ressemble à rien". Ceux qui cherchent désespérément à "ressembler" l'emploient de manière péjorative. Léa Jacta Est et les Horizons du Fantastique ne ressemblent à rien.