Après une trilogie d'albums anti-Bush, Al Jourgensen annonçait en 2007 sa retraite, histoire de quitter la scène en même temps que l'ancien président des États-Unis. Évidemment, il n'a pas su tenir sa promesse et s'en est suivie une série de disques peu mémorables sur lesquels MINISTRY tentait poussivement de maintenir vivant un feu qui, si l'on est tout à fait honnête, se faisait moins flamboyant depuis Filth Pig. Après le décès du guitariste Mike Scaccia fin 2012, on pensait MINISTRY mis au placard pour de bon, et Jourgensen faisait n'importe quoi entre-temps avec SURGICAL METH MACHINE. C'était sans compter sur la montée de l'extrême droite un peu partout dans le monde et l'arrivée de Donald Trump au pouvoir fin 2016. Bien sûr, la réaction de tonton Al était attendue et prévisible : à l'optimiste "Yes, we can" de l'ère Obama, il rétorque un cinglant AmeriKKKant.
AmeriKKKant n'est pas un album anti-Trump, il insiste là-dessus et a bien raison tant ce serait réducteur. Le fou furieux orange à la Maison Blanche n'est que le pantin, le résultat d'une société devenue folle sur laquelle MINISTRY a envie de cogner fort. On le comprend dès les "we will make America great again" samplés et ralentis sur la magistrale introduction qu'est l'enchaînement I Know Words / The Twilight Zone: notre monde est fou, absurde : c'est la Quatrième Dimension. Musicalement, MINISTRY n'a rien proposé d'aussi bon que ce depuis des siècles : harmonica, violons, scratchs : le groupe renoue avec un aspect organique, industriel et expérimental qui lui avait si cruellement manqué. Quand les guitares arrivent et que la voix du frontman retentit, scandant son texte d'un ton dénonciateur, le son est énorme, sale et original. MINISTRY retrouve subitement une pertinence que l'on n'attendait plus, et il suffit de lire les interviews actuelles de Jourgensen pour se rendre compte qu'il est bien plus que le troll aviné pour lequel il pouvait passer dernièrement. AmeriKKKant n'est pas que le noir reflet du slogan du précédent président, c'est un miroir tendu à la société, pointant du doigt ses incapacités, ses incohérences, ses conflits ridicules alors que notre monde, pendant ce temps, tombe en ruine. Des ruines sur lesquelles pourraient bien trôner Jourgensen, tant il semble avoir retrouvé une forme olympique. L'enthousiasme se prolonge avec I Know Clowns et son intro lugubre façon manège hanté qui laisse sa place à un morceau particulièrement rageur, où Jourgensen décidément en verve semble nous dégueuler des tessons de bouteille lors des refrains explosifs. AmeriKKKant est vieux d'une vingtaine de minutes et ne faiblit pas. Mieux, le disque baigne dans une impression d'hallucination permanente, avec tous ces instruments parfois lointains qui répondent à un empilement vertigineux de samples : ce psychédélisme n'est rien d'autre que l'incompréhension de Jourgensen, interdit, sidéré par la situation de son pays à laquelle il réagit avec ironie et mordant. La Statue de la Liberté, elle, est dépitée.
Évidemment, cet état de grâce ne pouvait durer éternellement, et après l'interlude chaotique TV5/4Chan, MINISTRY retombe dans ses travers récents avec We're Tired of It : il ne suffit pas de jouer vite et fort pour être percutant, et les trois minutes que durent le morceau semblent plus longue et répétitives que les vingt minutes précédentes. Nous aussi, on commence à être fatigués de ça. Cependant, si la suite de AmeriKKKant n'est pas aussi dingue que sa première partie, elle reste tout à fait honorable. Petit à petit, l'incompréhension presque amusée de Jourgensen évolue vers plus de rancoeur et des agressions plus frontales. La sauce monte avec Wargasm, où Burton C. Bell (FEAR FACTORY) vient prêter sa voix : il se dégage de nouveau de la rythmique cette impression de saleté et de menace qui faisait tant plaisir au début de l'album et un son de guitare qui rappelle l'époque Psalm 69 forcément jouissif. Malheureusement, Antifa casse l'ambiance. Le morceau est loin d'être aussi mauvais que les commentaires sur Youtube peuvent le laisser supposer : on l'a juste déjà entendu cent fois par le passé (Just One Fix, ça vous dit quelque chose ?). Si le titre a tant déchainé les passions, ce n'est pas non plus pour son clip d'une laideur rare, mais pour son message excessif et caricatural qui semblait cautionner les actes violents commis par les plus acharnés opposants aux crétins de l'extrême droite américaine. Jourgensen est plus malin que ça, et surtout n'en est pas franchement à sa première provocation. Il le dit lui-même en interview : il y a des gens intelligents des deux bords politiques, des cons des deux côté, la montée d'un extrémisme enflamme forcément l'extrême opposé, et s'il n'adhère pas à des actes violents nuisant à une cause, il se reconnaît par contre dans l'envie de se dresser face à ce qui le révolte. Il n'empêche : le titre est passable. L'énergie des débuts du disque est retombée mais AmeriKKKant continue d'être plus intéressant que Relapse et From Beer to Eternity réunis. On a tout d'abord droit à une chouette ambiance apocalyptique où l'organique des débuts est annihilié par les machines sur la très industrielle Game Over, avant qu'une guitare stridente ne se fasse entendre par soubresauts sur AmeriKKKa avant de se transformer en long solo, telle une americana agonisante pour conclure dans la joie et la bonne humeur.
AmeriKKKant est un album imparfait, mais a le mérite de rendre à MINISTRY son aura. Certes, le disque tient moins la route sur la durée, manquant de coups d'éclat une fois passé son incroyable début. Ça s'essouffle un peu, sans pourtant devenir honteux, il se dégage juste une impression de répétition et de routine dans cette succession de morceaux sombres, au rythme pesant, matraqués de samples. Grinçant et remonté à bloc, Jourgensen s'éloigne des tendances thrash metal récentes de son groupe pour livrer un album qui, en tout cas sur une bonne moitié de sa durée, réussit à être corrosif, inventif, et à nous faire oublier les dix dernières années de sa carrière dont on ne se souvenait de toute façon plus. AmeriKKKant, but yes, Jourgensen can !