Chronique | Ministry - The Squirrely Years Revisited

Pierre Sopor 29 mars 2025

L'histoire est connue : à Chicago, au début des années 80, Al Jourgesen fonde Ministry et sort With Sympathy (aussi connu sous le titre Work for Love en Europe), un album de new wave un peu loin de ses ambitions plus chaotiques. Pendant des décennies, With Sympathy et son successeur Twitch ont été reniés par leur créateur, Jourgensen poussant même de vilaines colères à leur simple évocation. Bien que Twitch lorgnait déjà du côté de l'EBM et se mettait à utiliser des samples de films, tout cela devait paraître bien trop lisse, sage et dansant pour celui qui donnait vie, avec The Land of Rape and Honey, au metal industriel et ses rêves hallucinés de désordre mécanique.

Et puis, avec le temps, on a senti l'attitude de Jourgensen évoluer. Il est difficile de savoir exactement à quel moment le truculent chanteur a fait la paix avec son passé mais les signes étaient là, depuis un moment. Après avoir mis deux fois fin à Ministry en 2008 et 2012 après une série d'albums thrash metal fades et lourdingues, on sentait un plaisir retrouvé (et un retour des expériences électroniques) dès Amerikkkant en 2017... mais c'est surtout en 2019, avec une reprise acoustique d'Everyday is Halloween que la hache de guerre semblait enterrée entre Al et son passé. Depuis, Ministry a repris Ricky's Hand de Fad Gadget et donné des concerts entièrement consacrés à ses deux premiers albums et, alors que Jourgensen s'est débarrassé de ses dreads et ses piercings, il promettait qu'il lui restait alors deux albums à sortir, dont une compilation de titres de With Sympathy et Twitch ré-enregistrés. Voici donc The Squirrely Years Revisited, ensemble nostalgique mais également "actualisé".

Work for Love donne d'emblée la couleur : si l'on reste fidèle au groove d'origine, la voix d'Al est plus proche de ce à quoi il nous a habitués. Le son s'est épaissi, quelques guitares rugissent sans non plus prendre le dessus... mais ce sont surtout ces samples, auquel il semble adresser un rageur "fuck off !" qui servent de nouveauté dans ce curieux travail de reprise / mise à jour. Ces anciens morceaux autrefois honnis sont devenus cultes avec le temps, certains d'entre eux sont même des hits incontournables et ces nouvelles versions savent en préserver le charme tout en les faisant ressembler à du Ministry "moderne" : c'est ludique, amusant, funky... Bref, ça fonctionne. Alors qu'une certaine routine pourrait s'installer, on est particulièrement séduits par les nouvelles versions des légendaires Revenge et Effigy qui gagnent une lourdeur nouvelle et une menace qui n'enlèvent rien à ces hits intemporels mais trouvent ici un curieux équilibre entre pop, hard FM et metal industriel. Décidément, Ministry a rarement été aussi fun, décomplexé... et accessible à un large public.

Les titres de Twitch, un album déjà plus étrange, bénéficient d'un traitement particulièrement intéressant. Peut-être parce qu'avec ses racines EBM affirmées, ce dernier était plus proche de la vision de Jourgensen. On sent les ombres de Skinny Puppy, Nitzer Ebb, Front 242 et DAF dans ces rythmiques sèches, cette dureté dansante, et l'on se souvient aussi que Ministry, en plus de la synthpop, du thrash metal et du punk, a flirté avec le gothique et le post-punk (I'm Falling, I'll do Anything for You). Au minimalisme de l'EBM, Ministry ajoute son goût pour l'empilement de samples et les cuivres alors que les surcouches psychédéliques se greffent à l'austérité.

Nous avons également droit à une nouvelle version de Same Old Madness, un titre qui avait été laissé de côté à l'époque de With Sympathy pour ressurgir comme "rareté" plus tard. Avec ses paroles actualisées, ce morceau semble à lui tout seul synthétiser la démarche de The Squirrely Years Revisited : ce qui était pertinent il y a quarante ans l'est toujours, il suffit d'en adapter légèrement la forme. Ministry n'a pas attendu les années 2000 et sa croisade contre Bush, puis l'élection de Trump en 2016, pour être politique : Ronald Reagan lui servait déjà de cible à l'époque. Avec le temps, il a juste gagné en sagesse, ce qui donne au texte inchangé de Just LIke You et son intro agressive à la Thieves, une saveur particulière. Alors que le morceau sent le metal et les muscles suant cognant des enclumes, Jourgensen croone ses prophéties cyniques : "1980's was run by a person who's crazy like you, The 1990's will be unkindly, exactly like you / When one dictator is the same as the leader just like you, we work, we survive". Tout est cyclique, les années passent et il fallait peut-être juste que le chanteur vieillisse pour réaliser que ses anciens travaux se prêtent étrangement bien à notre époque. Ou que, de manière générale, les métalleux assument enfin leur amour pour les boites à rythme et la new wave.

The Squirrely Years Revisited est un ensemble intéressant à plus d'un titre. Il offre un voyage dans l'histoire de Ministry, illustrant ainsi toute sa diversité. En construisant ce pont entre passé et présent, l'album mélange avec pertinence les époques. Alors que le propos de Ministry a rapidement été la déconstruction, voire l'explosion des formules musicales faciles et lisses, voilà que Jourgensen mélange pop et cauchemars mécaniques avec, on le devine, un sourire narquois. "Make Ministry Synth Again" : la formule circulait dans les communautés EBM / indus depuis longtemps. On n'y est pas tout à fait, mais c'est quand on sent que Jourgensen s'éclate que Ministry est alors au top. Et si, finalement, dans cet équilibre improbable qui pourrait satisfaire des appétits variés, Ministry avait sorti sa meilleure porte d'entrée vers sa discographie, un truc à la fois séduisant et mordant, nostalgique et actuel ? Il est ironique de trouver dans ce regard plus de quarante ans en arrière un tel parfum de fraîcheur.