Chronique | Morlocks - Amor, Monstra Et Horrore Profundi

Pierre Sopor 6 janvier 2025

Dans La Machine à Remonter le Temps de H.G. Wells, les Morlocks sont des sortes de bestioles cannibales vivant sous terre, descendants monstrueux de l'être humain, symbolisant une lutte des classes poussée à son paroxysme. De temps en temps, ils remontent à la surface pour bouffer des Éloïs, autres descendants de l'humanité mais qui, grossomodo, symbolise les nantis. Des loqueteux monstrueux souterrains qui sortent rarement de leur repaire pour jouer les poils à gratter ? La comparaison avec le groupe est facile : les Suédois de Morlocks nous enseignent la patience. Avec des périodes d'activité éparses depuis 1991 et trois albums (en 2001, 2011 et 2023), on ne peut pas vraiment dire que Johan Strauss et ses camarades ont inondé le monde de leur folie.

Réjouissons-nous alors de retrouver leur rock industriel symphonique si peu de temps après Praise the Iconoclast (où l'on croisait en invités les chanteurs de KMFDM et Dark Funeral, excusez du peu !) avec un EP de reprises et mises à jour d'anciens morceaux dont le titre plante le décor : Amor, Monstra Et Horrore Profundi. Le latin, ça fait bien, ça fait prophétie. Chez Morlocks, le décalage ne sert qu'à emballer nos pires cauchemars d'une ironie mordante. Comme ils le disent eux mêmes : la situation est normale, tout est foutu.

Des beats furieux, un groove irrésistible, des paroles scandées avec morgue... jusqu'aux voix masculine et féminine qui se répondent, la nouvelle version de The S.N.A.F.U. Principle (un morceau datant de 2001) nous rappelle pourquoi ceux-là ont tapé dans les tympans de Konietzko. Et puis ça décolle. Un solo débridé, des effets bizarres sur la voix et surtout des parties symphoniques et des chœurs théâtraux font exploser le morceau en une multitude de direction, lui donnant l'ampleur apocalyptique des créations de J.G. Thirlwell, l'insolence en plus. Le résultat est épique, jouissif, psychédélique : la créativité et la fantaisie de Morlocks décoiffent sont une bouffée d'oxygène salutaire.

Coup de génie isolé ? Entrée en matière pleine de fausses promesses (après tout, ils 'agit d'un ancien morceau) ? Que dalle ! Ce n'était qu'un apéritif. La démence des Morlocks se révèlent au fur et à mesure de l'incroyable March of the Goblins, encore un ancien morceau à nouveau revisité : riffs martiaux, orchestrations épiques, voix multiples, instruments folkloriques, incantations lovecraftiennes... Qu'est ce que c'est que ce truc ? Danny Elfman qui aurait piqué l'exubérance de PIG et nous ferait la fantasy à la sauce indus, avec des binious et l'ombre de Cthulhu quelque part ? C'est gé-ni-al.

Toujours plus d'emphase, toujours moins de frontières : Morlocks prend son temps, ralentit la cadence, assombrit le paysage. La guitare gratte en faisant la grimace avec la seconde partie de The Lake, étonnante reprise de Bathory, menaces cachées, pesanteur gothique : ouais, ouais, nous aussi on fait la bouche en U inversé, on n'est pas contents, on est sombres. Lourdeur industrielle apocalyptique (toujours ces chœurs beaucoup trop cool), accalmies perchées, borborygmes déviants de crooner mutant. On croirait halluciner, delirium tremens en plein Mordor. Reprise encore pour conclure, avec un Young Prisoners piqué au groupe de rock électro / indus / EBM slovène Borghesia. L'originale suintait déjà la folie industrielle, Morlocks y ajoute une tonalité grandiose à la fois héroïque et malade.

Il faudrait sérieusement que Broadway se penche sur le cas Morlocks. Leur nouvel EP est la matière rêvée pour une comédie musicale, il suffit juste de créer des costumes un peu bizarres. Ou bien on garde le tatou de l'artwork. C'est très bien les tatous, c'est très gothique. Revoyez-donc le Dracula et La Marque du Vampire de Tod Browning, où ces charmants animaux remplacent les traditionnels rats pour d'obscures raisons, vous verrez bien. Il faut des bestioles un peu cheloues, à la fois marrantes et dégueulasses. Il faut du feu. Il faut des espèces de prophètes fous aux pieds nus et sales qui beuglent que la fin est proche. On ne sait pas encore si Amor, Monstra Et Horrore Profundi est l'EP parfait pour provoquer l'apocalypse ou la célébrer, alors dans le doute on monte le son, on incante, on psalmodie et on fout le feu partout. Grandiloquent, dingue, intense, méchant, hilarant, réjouissant, ample comme un blockbuster, tordu comme une série B : cet ensemble de reprises et de mises à jour est un coup de génie. Pourvu que tout cela annonce un nouvel album !