Soyons honnêtes, on n'a jamais rien compris à Batushka. Apparu il y a une dizaine d'années avec Litourgiya (Литоургиiа en cyrillique), le groupe polonais impose son identité avec sa langue liturgique Slave, ses guitares huit cordes et ses toges dissimulant leurs visages. Ensuite, ça se complique. Juste pour rigoler, on va vous raconter ça en cyrillique : Христофорь, compositeur et cerveau du projet, se fait virer par le chanteur Варфоломей. Chacun poursuit sa version de Батюшка. Sur scène, les visages sont cachés. Très vite, un troisième groupe émerge : Batyushka, fondé par des moines russes. Et puis il y a El Batushka, Vvatushka, Papushka, Datushka... on recense plus d'une vingtaine de variations, quasi toutes gravitant autour du black metal. A l'image de la religion orthodoxe et ses multiples schismes, Batushka est devenue une matriochka qui s'ouvre à l'infini, engendrant des copies innombrables (et peu inspirées). Non seulement les morceaux d'un même album ont souvent tous le même titre, mais en plus il est impossible de savoir à qui on à affaire à cause des toges !
Pour simplifier, concentrons-nous sur les itérations principales : le Batushka de Krzysztof "Derph" Drabikowski, le compositeur, a remporté sa bataille légale. Le chanteur Bartłomiej "Bartek" Krysiuk renomme son Batushka, un mot désignant une autorité religieuse, un patriarche, en PATRIARKH. On commence à y voir plus clair. Continuité des précédents albums de cette version-là, Prophet Ilja est aussi peut-être le renouveau dont avait besoin le groupe car on ne va pas se mentir : une fois l'effet de surprise passé et les gimmicks assimilés, Batushka a tendance à se répéter et tourner un peu en rond (enfin, on suppose que l'on parle des mêmes mais allez savoir).
Prophet Ilja marque un tournant avec une ambition revue à la hausse. Pour nous raconter l'histoire de Eliasz Klimowicz, mystérieux paysan prophète polonais des années 30 et réincarnation auto-proclamée du Christ réunissant ses fidèles en une "Nouvelle Jerusalem" appelée Wierszalin, PATRIARKH a mis le paquet. Spoken-word, voix multiples : l'aspect narratif se greffe aux liturgies et apporte un réel relief. Bien vite, il apparait que la musique franchit de nombreuses frontières : black metal, death, doom, mais aussi beaucoup de voix claires, des touches folk et pagan convaincante qui cassent la routine (WIERSZALIN VI et VII avec leurs croassements de corbeau et instruments traditionnels, évoquent parfois une version Slave de Wardruna). Cette variété étoffe le son et renforce son aura mystique alors que des chœurs apportent une solennité gothique aux moments les plus hargneux.
Bien que l'univers servant de fondation à PATRIARKH est le même depuis son changement de nom, la métaphore est à la fois convaincante et surprenante. La voix de la chanteuse Eliza Sacharczuk apporte un vent d'air frais indispensable. Les textes récités avec une austérité propre au sacré accompagnent le récit, mandoline, tagelharpa et compagnie rendent crédibles l'immersion en ajoutant une touche ethnographique au religieux et à la narration... Et bien sûr, les blast-beats et autres borborygmes viennent décupler l'intensité de l'ensemble (WIERSZALIN VIII, avec ses cordes dramatiques, impressionne). Krysiuk a fini par trouver le truc : Prophet Ilja est un album fascinant et varié et PATRIARKH se forge enfin son identité et une réelle profondeur au-delà des gimmicks et de la poudre aux yeux. On est d'autant plus conquis qu'en bons mécréants, on n'aurait pas misé grand chose dessus.