Chronique | Rome - Civitas Solis

Pierre Sopor 24 avril 2025

Rome a vingt ans et, depuis Berlin paru en 2005, tient le rythme impressionnant d'un album par an. Si certains sont tout particulièrement en mémoire (Nera ou Masse Mensch Material dans les premières années, The Lone Furrow ou Parlez-Vous Hate? plus récemment), non seulement la qualité a toujours été au rendez-vous mais Jérôme Reuter a su maintenir une cohérence musical et thématique dans son projet tout en explorant de nouvelles pistes. Inspiré par l'histoire de l'Europe et ses moments clés, son mélange entre neofolk et industriel martial était récemment rattrapé par l'actualité lorsque la Russie envahissant l'Ukraine. Depuis le début de la guerre, Reuter a été chanté plusieurs fois en Ukraine et sortait The Gates of Europe en 2023, en lien direct avec les événements. Depuis, Rome n'a pas sorti d'album. L'artiste a-t-il eu un coup de fatigue ? Besoin de prendre un peu de recul ? EN 2024, Rome ne sortait "que" le très bel EP World in Flames... mais préparait peut-être, en secret, la célébration de ses vingt ans d'existence. Car cette année, Rome sort sept albums, dont trois aujourd'hui. On vous rassure, il y a un best-of dans le lot, ainsi qu'une suite à The Dublin Session et sa plongée dans la musique irlandaise. Civitas Solis, quant à lui, était prévu depuis quelques années, avant justement que la guerre ne chamboule les plans de Rome.

Civitas Solis, La Cité du Soleil en français, est une utopie écrite en 1602 par le moine dominicain italien Tommasso Campanella. Il y est question d'une ville idéale fortifiée où les possessions des habitants sont mises en commun et qui pratiquait l'eugénisme pour maintenir des traits sélectionnés. On devine facilement ce qui a pu séduire Reuter ici, lui qui chante l'Europe dans ses visions fantasmés, ses mythes, ses gloires mais aussi ses illusions et ses échecs en proposant à son auditeur des interrogations poétiques plus cryptiques qu'explicites.

Musicalement, Civitas Solis hérite des précédents albums de Rome, notamment les tendances synthpop observées depuis Hegemonikon (datant de 2022, soit probablement quand le travail sur Civitas Solis commençait) qui donnent à In Brightest Black ce petit côté dansant, cet air d'hymne mélancolique malgré son texte funèbre. S'il n'a pas son pareil pour trouver la ligne de chant fédératrice, le refrain qui se reprend en chœur, Reuter est aussi un maître pour le sinistre, le glaçant. Entendez-le réclamez de sa voix caverneuse une tête tranchée sur Bring me the Head of Romanez et frissonnez. On est toujours autant séduit par l'adresse avec laquelle Rome associe la menace lointaine de percussions martiales industrielles à ses mélodies (l'entêtante La France Nouvelle, Food for Powder sur laquelle on découvre un Reuter plus enflammé que d'habitude, délaissant un temps sa morgue habituelle, la lugubre By Tradition dont les chuchotements et chœurs peignent un tableau sinistre...). Dans cette voix profonde, qui n'a pas pris une ride en vingt ans mais a gagné en profondeur, on devine aussi bien la tristesse, l'amertume, la rage contenue et l'ironie.

Rome alterne comme à son habitude entre chants libérés aériens et parties plus oppressantes, utilise des samples pour ressusciter le passé afin de mieux nous parler du présent (en un geste vertigineux, Reuter rapproche notre époque aux années 20 du siècle précédent, et l'on sait où cela nous a menés). Ses ballades les plus réussies, à l'image de Tomorrow We Live, The Western Wall ou Mar'yana, dansent en un équilibre précaire entre les émotions, les genres et les époques pour un résultat doux-amer qui nous séduit autant qu'il nous hante.

Aujourd'hui, Rome a plus que jamais pris une connotation pré-apocalyptique. Ses chants semblent accompagner la fin d'un monde avec nostalgie, déception... mais également, toujours, un œil tourné vers l'avenir. Comme d'habitude, l'auditeur aura pour tâche de trancher, ou pourra aussi se laisser bercer par cette voix singulière dont la sobre élégance n'empêche ni un certain lyrisme ni une richesse d'émotions et de sonorités. Souhaitons désormais à Jérôme Reuter vingt nouvelles années de créations tout aussi passionnantes... mais souhaitons-le également pour notre propre intérêt, car cela voudra dire que nous sommes toujours là pour les apprécier.