Quarante-cinq ans de carrière et encore plus d'albums : The Legendary Pink Dots est un sacré morceau à aborder. Heureusement, Edward Ka-Spel nous offre de régulières occasions d'attraper le wagon en marche, renouvelant son entourage. So Lonely in Heaven est présenté comme leur "deuxième album depuis qu'une pandémie ait arrêté le monde entier", comme ils disent. Le ton est donné, plutôt mélancolique, comme son titre : la solitude éternelle de l'au-delà nous attend. Plongeons-y de ce pas !
Laissons-nous alors guider par la voix de Ka-Spel, à la fois douce et grinçante. Jovial, accueillant, inquiétant, pessimiste : toutes ces nuances cohabitent alors qu'il nous entraîne dans ces rêveries entre industriel primitif d'une époque où c'était encore l'affaire de hippies hallucinés et rock avant-gardiste. S'y croisent les spectres de Hawkwind, des Pink Floyd ou de Bowie, en plus bizarre. Les machines se lamentent : cette solitude éternelle, c'est celle de nos âmes piégées par une machine qui se souviendra de nous pour toujours, ou plutôt de l'image de nous que nous avons figée à un moment, pâle ombre isolée. Les Legendary Pink Dots, malgré leur penchant pour le synthétique, n'a que peu de tendresse pour l'artificialité et les fausses promesses d'éternité. La vie en rose se teinte de noir.
Le résultat est organique et psychédélique. La voix du narrateur évoque celle de Nivek Ogre en moins monstrueux (Ka-Spel a d'ailleurs fricoté avec cEvin Key, fondant ensemble Tear Garden), nous amenant à un état d'esprit propice aux rêveries. Les cloches annonciatrices d'un destin funeste de The Sound of the Bell, le piano de Dr Bliss'25 et ses synthés spatiaux, la fièvre ironique rampante de Choose Premium : First Prize, le mysticisme feutré de Cold Comfort, la rythmique hypnotique de Blood Money, la basse ronflante qui donne à Everything Under the Moon ses airs de cabaret nocturne, les touches orchestrales et l'électronique : tout se superpose et se mélange avec une harmonie qui s'amuse parfois, justement, à se briser. Les couches et textures se superposent et se mélangent. Legendary Pink Dots caresse nos oreilles tout en y glissant les ombres d'une angoisse, invite le néant au coin du feu (le glissement vers les ténèbres du morceau-titre, en ouverture, est glaçant).
Apocalypse douce, So Lonely in Heaven est un poème de fin du monde, une errance onirique cyberpunk désabusée, un cri de résistant poli dont les échos résonnent et rebondissent dans un vide numérique aseptisé. Voici un fragment d'éternité qui, plutôt de capturer une image à un moment donné, renferme l'âme de ses créateurs. D'une subtilité magnifique, So Lonely in Heaven est un tour de magie, numéro d'équilibriste parfait, un disque à la fois terrifiant et réconfortant, doux et piquant, mélancolique mais non désespéré, intemporel et pourtant bien ancré dans son époque. Par où commencer pour aborder la presque cinquantaine d'albums des Legendary Pink Dots ? Eh bien, pourquoi pas celui-là ?