Il y a treize ans, TOOL sortait 10.000 Days. Qui, à l'époque, aurait pu imaginer qu'on n'entendrait plus rien du groupe avant autant d'années ? Surtout que dès 2007, TOOL annonçait peut-être commencer à jouer de nouveaux morceaux en live. Au même moment, Maynard James Keenan s'exprimait au sujet du premier album de son side-project PUSCIFER et disait avoir choisi V is for Vagina comme titre car C is for Chinese Democracy était déjà à moitié pris. Ce clin d’œil à l'arlésienne des GUNS'N'ROSES était finalement prémonitoire : Fear Inoculum sort après treize ans d'annonces contradictoires d'un groupe qui joue clairement avec nos nerfs.
Comment un album peut-il être à la hauteur d'une telle attente ? Le peut-il ? Et surtout, nous, communs des mortels, le sommes-nous ? Pouvons-nous être déçus ? Comment ne pas l'être, d'ailleurs ? Et surtout, oserait-on se l'avouer, de peur de se sentir un peu cons après une telle attente ? Après tout, on a tous pris un coup de vieux depuis (du moins ceux qui ont survécu). On devine que le quatuor Californien a eu ses moments d'incertitudes et doit avoir un sacré trac : loin de se faire oublier pendant cette grosse décennie, TOOL est devenue un mythe, son silence lui conférant une aura nouvelle, entre la légende mystique que l'on chasse au sommet d'une montagne brumeuse et la blague que l'on répète sans jamais se lasser.
Fear Inoculum, donc. Et sa pochette dégueulasse. Il faut bien l'admettre: TOOL n'a jamais fait aussi laid. Il paraîtrait que la chose prend sens dans son édition physique et c'est probable. Les chanceux qui mettront la main sur la bête et son prix délirant en import Européen (mais après tout, à une époque où le format physique n'a plus aucun sens, pourquoi pas ?) pourront trancher. Mis à part ce mauvais goût, on pouvait en savourer ce titre insidieux, Fear Inoculum, si actuel et dans la lignée de ce que TOOL a pu faire par le passé, de la rage de Ænema à la verve de Vicarious. Et la musique, alors ?
Si vous avez suivi l'actualité du groupe ces dernières semaines, vous avez déjà entendu plus ou moins la moitié de l'album. Mais TOOL mérite que l'on s'affranchisse de ces démarches et que l'on renoue avec une époque oubliée, celle où l'on se posait pour écouter un album en entier, sans interruption, sans glander sur son smartphone en même temps, sans skipper les singles qu'on a déjà entendues. TOOL mérite au moins ça de nous, après autant d'années : notre attention totale et notre temps. Car pour apprécier Fear Inoculum, il en faudra du temps.
On le constate dès le morceau-titre qui lance l'album : bien loin des percutants débuts sur Stinkfist, The Grudge ou Vicarious, TOOL assume une ambiance en apparence apaisée. Le chant de Keenan, cristallin, semble hérité de PUSCIFER et, à l'image des autres instruments, met bien deux minutes à s'installer. Pourtant, la guitare d'Adam Jones apporte une tension sous-jacente au titre qui finit par exploser grâce à Danny Carey, batteur génial qui nous livre une prestation de folie dans le dernier tiers du morceau.
Les quatre artistes de TOOL sont tous incroyables. Le son de basse de Justin Chancellor, chaud et accueillant, nous enveloppe avant de se faire plus tranchant et percutant, formant un duo rythmique imprévisible avec Carey, Adam Jones est un maître pour tisser des mélodies hypnotiques qu'il secoue de riffs plus agressifs et la voix de Maynard James Keenan, tout en nuances, n'a rien perdu de sa superbe. Surtout, c'est l'alchimie entre ces quatre hommes qui impressionne, la façon dont ils semblent jouer les uns avec les autres, se cherchant, disparaissant momentanément (notamment le chant, instrument comme un autre, souvent en retrait), se fuyant, se retrouvant, comme une partie de cache-cache qui torture encore nos nerfs alors que l'écoute a commencé, prolongeant l'extase. Quel pied !
Le temps, toujours. Il n'y a pas de secrets. Un album qui a eu tout le temps de maturer, sans impératif, sans pression d'un label, avec des artistes perfectionnistes et surtout ayant le luxe de la liberté, pouvant pousser jusqu'au bout leur propos, forcément, ça se ressent : le soin et l'amour qu'a reçu Fear Inoculum lors de sa conception en font un beau bébé. Aucun morceau de l'édition standard ne dure moins de dix minutes si ce n'est la transition perchée Chocolate Chip Trip. Aucun ne peut être jugée sur sa première moitié, ni même au bout de huit minutes. Une constante, cependant, se dégage : Fear Inoculum est un album plus cérébral que par le passé, bien plus que le nerveux et viscéral 10.000 Days (dont des échos de Rosetta Stoned ou Right in Two se font devinent néanmoins ici ou là). Il faut donc lui laisser le temps de dévoiler ses richesses, et il nous faut à nous, auditeurs, prendre le temps de les apprivoiser. On ne fait pas le tour d'une oeuvre si longue à naître et si riche du premier coup.
Si vous avez résisté au premier titre, Pneuma et ses airs de Schism vous fera chavirer pour de bon, avec sa rage contenue, son élégance et sa puissance d'évocation. La musique de TOOL a quelque chose de très visuel : les spirales et autres motifs psychédéliques que le groupe projette en live se retrouvent aussi dans ses guitares tortueuses, insaisissables. Mystique et tribal, le son vire même au spatial (les synthés sur la fin de Descending), revendiquant plus que jamais ses influences prog.
Cependant, TOOL a aussi l'intelligence de ne pas être que cérébral et de laisser sa musique se faire guider par les émotions, qu'elle transcende. Pneuma, Culling Voices, Invincible ou 7empest (faut-il lire 7ème peste ?) réservent quelques explosions hargneuses qui prennent aux tripes et jamais l'incroyable technicité des musiciens ne s'exprime au détriment du ressenti. Bien au contraire, chaque instrument sait se retenir et se taire quand nécessaire, Keenan y compris qui laisse souvent ses compagnons seuls sans que son absence ne se fasse remarquer plus que ça. Arrivé à un tel niveau, TOOL n'a plus besoin de rouler des mécaniques pour en imposer.
Le temps est une donnée indispensable quand on aborde Fear Inoculum : le temps nécessaire à sa venue au monde, à son écoute et, enfin, à son assimilation. Il faudra pourtant à un moment oublier tout ça et se plonger dans cet univers incroyablement riche qu'il propose pour se laisser porter par une musique libérée de toute contraintes, d'idées préconçues et, finalement, qui s'affranchit du temps et le fait disparaître. Fear Inoculum est un album qui perd son auditeur et le laisse sur le carreau aux premières écoutes mais qui, après plusieurs heures, finit par révéler sa beauté saisissante. Vous espériez que ça serait facile ? Après avoir attendu longtemps sa sortie, il faut désormais passer du temps en sa compagnie pour découvrir l'oeuvre magistrale qu'il est. Chouette !