Versatile a pris son temps. Trois ans séparent leur premier EP, Atra Bilis, de leur premier album. Pendant ce temps, le groupe suisse de black metal industriel a soigné son théâtre horrifique, notamment sur scène. Un univers cauchemardesque et grotesque rempli de monstres difformes qui rampent dans la fange : comment résister ? Surtout que Les Litanies de Vide ne contient que des titres inédits, aucune redite avec Atra Bilis n'est donc à craindre et leur cabinet de curiosités s'annonce plein de surprises.
L'ambiance a bénéficié d'un soin tout particulier. Géhenne, intro orchestrale aux flamboyances gothiques, a cette grandiloquence épique et cinématographique qui nous rappelle les meilleurs moments de Carach Angren ou Cradle of Filth. On en viendrait presque à regretter que Versatile ne laisse pas plus de place à ce genre de rêveries noires car elles donnent à leur Cour des Miracles une splendeur et une emphase supplémentaire. Ne chipotons pas trop car, très vite, Les Litanies du Vide entre dans le vif du sujet. Influences black et death, chant guttural grave... si Versatile attaque vite et fort avec Enfant Zéro, la vraie spécialité du groupe, ce qui leur confère leur identité unique, n'est pourtant pas forcément dans ces démonstrations de force.
C'est quand le silence jaillit brièvement, spectaculaire, que soudain Versatile décolle. Il y a les textes récités par Hatred Salander, dont la diction de conteur déviant est du plus bel effet, et ces rythmiques martiales dont la pesanteur est celle de créatures boiteuses, d'horreurs avançant dans la nuit que rien ne saurait arrêter. Des chœurs, des accalmies qui ne rassurent pas du tout, un narrateur dément : l'univers est particulièrement réussi et impressionnant. En piochant dans l'indus, que ce soit pour les rythmiques impitoyables ou quelques fulgurances quasi techno (La Régente Blême ou la plus mystique Ieshara), Versatile s'affranchit des moules et des modèles pour donner vie à son monstre, sa créature cousue de diverses influences, diverses envies. Un truc fou à la silhouette insaisissable et d'un appétit vorace.
Les Litanies du Vide fascine comme une superbe bête sortie de nos cauchemars les plus malades peut nous obséder. Alors que l'attention pourrait baisser sous la répétition des assauts, l'intensité de Morphée avec ses déclamations possédées et ses passages plus hallucinés et oniriques vient nous rappeler que le talent de Versatile n'est pas uniquement dans ses expériences polymorphes mais dans cette suggestion narrative de tous les instants, cette capacité à faire naître les plus noirs tableaux dans notre imagination. C'est flagrant dans la dernière partie de l'album : Monstre suinte le grand-guignol, la folie d'un créateur dément et la rancœur d'une créature immonde avant qu'Alter Ego ne vienne prendre une dimension méta amusante... En invitant Shaârghot dans un tourbillon de démence metal indus, Versatile y gagne encore en folie alors que certaines paroles prennent un double sens amusant ("Alter Ego, my inner shadow, Hollow psycho, never get rid of me, I am your flesh, you cannot rip me out !" : les univers des deux groupes sont respectés de manière cohérente alors que la bestiole cyberpunk mazoutée semble, à son tour, devenir une des figures monstrueuses qui inspirent tout ce théâtre des horreurs).
Fort de son sens de la poésie macabre, de la beauté dans la plus extrême laideur, Versatile sort un premier album généreux qui cogne fort. Mais ce que l'on en retient le plus, c'est justement les textes, les mélodies lugubres fantomatiques, les pas de côtés, en bref, tout ce qui rend cet univers si singulier et palpable. Derrière l'efficacité et l'envie de nous rentrer dedans, il y a une vraie richesse qui ne demande qu'à être toujours plus exploitée et appréciée et un soin du détail délectable. Litanies du Vide, leur monstre, est désormais dans la nature, affamé. C'est avec plaisir qu'on se laisse absorber par son obscurité gloutonne.