On ne va pas vous le cacher : ici, on n'en peut plus de cette mode des vikings à l'emporte-pièce. Allez savoir si l'on doit blâmer Marvel, les jeux vidéos God of War et Assassin's Creed Valhalla ou la série Vikings (ouf, c'est enfin terminé !), mais les cornes à boire qui se vendent par pack de douze au supermarché du coin à chaque festival metal, les tenues en peaux de bête synthétiques, les "gloires à Odin, ouaiiiis" beuglés par des types qui se fantasment grands guerriers explorateurs super sexy, ça passe tant que ça ne se teinte pas trop de récupérations idéologiques douteuses et que ça ne dépasse pas ce que c'est dans le fond : du cosplay en quête de sens, un peu comme quand des types des Hauts de Seine lancent un groupe de reggae !
On taquine, mais vous avez compris l'idée et Wardruna, avec sa façade d'authenticité, participe de manière assez paradoxale à cet engouement en ayant engendré son lot de clones qui ont retenu les gimmicks spectaculaires et effets théâtraux, ou en s'incrustant, justement, dans des grosses productions comme certaines citées plus haut. Mais intéressons-nous à la musique : après la trilogie initiée en compagnie de Gaahl, Wardruna s'essayait à autre chose (et nous perdait un peu en route) avec un album acoustique minimaliste, Skald. Fini les pas de côtés : Kvitravn renoue avec ce qu'on aime chez Wardruna et arrive enfin, après un report conséquent dû à la pandémie.
Les chants d'Einar Selvik et Lindy-Fay Hella se répondent et se mélangent, les instruments se mettent en place peu à peu, les percussions solennelles ne viennent pas tout écraser avec leur pesanteur balourde et des nappes graves viennent lier tout cela à un sound-design évocateur : la maîtrise musicale de Wardruna impressionne toujours. Son approche atmosphérique et subtile qui tend plus au contemplatif mélancolique teinté de mysticisme qu'aux rythmiques martiales bon marché et la clarté des voix sont d'une beauté singulière et d'une élégance qui évite le projet de tomber dans le ridicule. Les émotions sont au centre, plutôt que les postures, dans un mélange à la fois organique, terrestre, mais également aussi intangible et poétique qu'une saga racontée au coin du feu ou un sort lancé au cœur de la nuit.
Si Kvitravn ne réinvente pas Wardruna, il évite aussi tous les pièges du genre. On a envie d'y croire. Wardruna peut se reposer sur l'imaginaire collectif autour de l'histoire des peuples scandinaves et, surtout, son génie musical pour faire voyager son auditeur, embarquée par les mélopées de Synkverv avant d'être transporté par un morceau-titre hypnotique et incantatoire irrésistible. Cors dans la brume, nature omniprésente, mythologie, nuit, feu, glace, mystères, quelques évocations animistes voire totémiques : malin, Selvik sait créer un décor qui "fait vrai" tout en extirpant d'instruments traditionnels dont la palette sonore n'est pas illimitée une grande variété de sons, de mélodies.
Sa rigueur qui confine à l'austérité est une caution pour Wardruna, aussi bien dans sa création que son rapport au succès (colossal) : l'exigence est de mise, on ne fait pas n'importe quoi si l'on ne veut pas passer pour des guignols (même si leur signature récente chez Sony / Columbia a fait dresser quelques sourcils, nous on s'en fout un peu, Kvitravn vient d'ailleurs prouver qu'ils n'y ont sacrifié ni âme ni talent). L'humeur de l'album est au recueillement (Skugge, Grá, Kvit hjort, Ni : les atmosphères sont superbes) comme pour mieux servir de rampe de lancement à ses envolées où le rythme s'emballe (Fylgjutal, Viseveiding). Là encore, les effets sont soignées et l'aspect théâtral, bien présent, évite le trop voyant, le kitsch, le flagrant. La classe.
Finalement, avec Kvitravn, à défaut de se réinventer, Wardruna continue de se placer comme la meilleure antidote à la mode parfois un peu basse du front qu'ils ont initiée. Si les cassettes enregistrées au IXème siècle par les vikings ont mal traversé les siècles pour que l'on puisse comparer, il se dégage de la musique une impression d'authenticité que l'on doit à la sincérité de la passion de son auteur et au sérieux de son travail. Nous ne sommes pas dupes : bien sûr que tout cela tient encore du fantasme, mais c'est fait avec une élégance et une mesure qui forcent le respect et la magie invoquée au cours de l'album fait son effet.