Chronique | Zeal & Ardor - GREIF

Pierre Sopor 23 août 2024

En une petite dizaine d'années, Zeal & Ardor est apparu, a surpris puis conquis un vaste public. Commencé comme une curieuse expérience de Manuel Gagneux, presque comme une récréation, le projet est très rapidement devenu bien plus sérieux. De surprise, il n'était plus vraiment question sur le précédent album éponyme, sorte de synthèse et apothéose d'un genre qui mélange metal extrême et gospel, parmi d'autres choses. Vers quelles directions embarquer la bête après une telle étape tout en évitant de se répéter ou de s'émousser ?

Le griffon qui orne la pochette de GREIF en dit long. Cette créature hybride est à l'image de ce qu'est devenu Zeal & Ardor, un assemblage de parties diverses, un patchwork, une créature de Frankenstein musicale... La preuve : pour la première fois, Manuel Gagneux n'a pas enregistré seul et a invité son groupe à le rejoindre en studio. Plus que jamais, son bébé est une somme de parties hétéroclites, une notion qui se retrouve également dans la promotion de l'album : chaque single était accompagné d'une vidéo cryptique, plan-séquence dans lequel rien ne se passait mais qui montrait tous la même chose sous un angle différent. Là encore, expérimentations et assemblages sont au cœur de la démarche.

En vieillissant, Zeal & Ardor ne s'est pas assagi. Pourtant, GREIF est de loin l'album le moins lourd du groupe, son moins violent. Les fulgurances plus agressives du passé ont presque disparu, reléguées à certains titres (la poignante Are You the Only One Now? et son mélange entre mélancolie pop douce-amère et black metal, peut-être le point culminant de l'album d'un point de vue émotionnel, l'inquiétante Clawing Out, dont les coups de griffe bruitistes montre qu'il ne manque pas grand chose pour que Zeal & Ardor bascule dans l'indus poids lourd avec succès, Sugarcoat associe riffs méchants, growl, chuchotements menaçants et "lalalalala" entonnés avec ironie et Hide in Shade, en fin de disque, renoue avec du Zeal & Ardor "classique", dévastateur et irrésistible).

Au contraire : Zeal & Ardor rugit peut-être moins fort mais n'a jamais autant essayé et varié les plaisirs; Stoner, blues rock, heavy rock, pop, électro, ambient : tout y passe. Cette bande de savants fous essaye, bricole, peaufine, nous secoue et nous perd sans oublier de rappeler l'ADN du groupe ici ou la avec quelques chœurs (Go Home my Friend), bien que les gimmicks passés soient moins omniprésents, Gagneux ayant fait évoluer son projet au-delà de sa trame narrative initiale (les esclaves noirs qui se rebellent et se tournent vers le Diable plutôt que le dieu de leurs maîtres). On est surtout cueillis par The Bird, The Lion, And The Wildkin et sa montée en intensité sur fond de tambour martial, les tensions prog de Kilonova, les déclamations de Disease (qui évoquent aux monomaniaques que nous sommes le Trent Reznor de Year Zero) ou encore le groove imparable de l'entraînante Thrill. Zeal & Ardor est solaire et sinistre à la fois, amusant et dangereux, comme le griffon de l'artwork qui sert de symbole à une fête populaire de Bâle, la ville du groupe mais aux griffes acérées.

GREIF est un monstre multiple, sauvage et polycéphale. On ne le domptera pas facilement. Sa successions de morceaux courts entrecoupés des habituelles transitions, qui ont toujours ponctué les albums de Zeal & Ardor de leur étrangeté, a de quoi décontenancer. Mais c'est là l'essence même de Zeal & Ardor : un élan ludique de création, d'hybridation et de décloisonnement qui sert de terrain à l'expression de choses plus sombres. Décousu, éparpillé ? GREIF l'est peut-être et il faut alors laisser à ses coutures apparentes le temps de cicatriser pour que la créature apparaisse dans toute sa gloire,  plus que jamais l’emblème idéal de ce qu'est le projet, son âme dans toute sa vivacité, sa fougue et sa folie.