En très peu de temps, ZEAL & ARDOR est passé de curiosité prometteuse à véritable phénomène, dynamitant un genre que l'on imagine souvent hermétique (et paradoxalement dogmatique pour un mouvement se voulant blasphématoire) en mélangeant black-metal et negro spiritual. L'histoire est devenue culte : le musicien Manuel Gagneux a été mis au défi sur 4chan d'associer "black metal" et "nigger music" (ahem, on tiquera toujours sur l'expression de l'anonyme à l'origine du défi) et de là est né le projet. Les esclaves noirs, plutôt que d'adopter les dieux de leurs maîtres se sont tournés vers le démon, et ainsi le concept se trouve un fond justifiant sa forme. Après Devil is Fine, enthousiasmant premier album "officiel", ZEAL & ARDOR était attendu au tournant. Alors, ce Stranger Fruit ? C'était un coup de chance, ou le groupe mérite-t-il cette déferlant de superlatifs ?
Premier constat : l'album est presque deux fois plus long que son très court prédécesseur. Visiblement Manuel Gagneux a des choses à nous dire. Allez, c'est parti : un son qui pourrait être celui d'une hache sur du bois rythme une intro lugubre, où des murmures se transforment en une voix plaintive alors que les choses s'intensifient avec l'arrivée de guitares qui plantent une ambiance brumeuse très noir, anxiogène, mais aussi mélancolique. En fait, on n'ose pas déjà l'admettre, mais dès ces premières secondes, Stranger Fruit est grandiose. Gravedigger's Chant est lancée par un petit piano de saloon, le chant de Gagneux est toujours aussi séduisant, les refrains accrocheurs. Plutôt posé, ce titre nous lance sur une fausse piste : ZEAL & ARDOR aurait calmé ses ardeurs pour s'orienter vers plus de blues et moins de metal ? Que nenni. Arrive Servants, et c'est la grosse fessée. Servants, join us ! scande Gagneux en guise de refrain, les choeurs se chargent de doubler les vers des couplets et les ténèbres s'invitent avec la double-pédale. La production, assurée par Kurt Ballou (CONVERGE) est énorme : ça sonne grave, impossible de résister.
Voilà. Une intro, deux morceaux et Stranger Fruit a déjà annoncé la couleur : non seulement c'est encore mieux que le génial Devil is Fine, mais c'est carrément vachement mieux. C'est dire. ZEAL & ARDOR a gagné en épaisseur sans ne rien perdre à son efficacité. La formule n'a pas changé : les morceaux sont relativement courts, avec une construction classique couplets / refrains, mais le groupe a gagné une ampleur nouvelle et il faut bien admettre que toute la partie metal bénéficie d'un réel progrès depuis le premier album. Il faut entendre Gagneux nous menacer d'un Don't you dare look away, boy terrifiant et se laisser prendre dans les tempêtes que sont Fire of Motion ou Waste. Les interludes plus électroniques qui représentaient pas loin de la moitié de Devil is Fine sont toujours de la partie, plus rares, mais permettent d'aérer l'ensemble. D'une richesse rare, Stranger Fruit suinte de noirceur et pue la mort sans ne jamais se départir de son groove imparable.
On aimerait bien demander au leader de ZEAL & ARDOR comment évolue son petit monde. Les invocations démoniaques sont toujours de la partie (les choeurs de Ship On Fire), l'ésotérisme est de la partie (les amateurs de tarot et d'alchimie apprécieront les titres des transitions : The Hermit, The Fool, Solve, Coagula) et on devine forcément une portée politique derrière le disque. Le clin d'oeil à Billie Holiday n'est pas anodin : les "fruits" ne pendent plus aux arbres, lynchés, mais leurs cadavres pourrissent à même le sol alors que, près d'un siècle après la première interprétation de la célèbre chanson, le racisme reste un fléau quotidien. ZEAL & ARDOR transpire la rage et la révolte, bien au-delà du côté très "cool" du projet qui évoque Django Unchained de Tarantino : Gagneux a les crocs et semble vouloir en découdre avec le monde entier, la révolte n'étant pas que question de forme musicale.
Stranger Fruit est une claque magistrale qui ferait presque passer Devil is Fine pour une démo brouillonne d'un groupe qui se cherchait. Absoluement tout a progressé et aucune lassitude ne vient jamais pointer le bout de son nez à aucun moment. L'album est monumental, chaotique, morbide et opaque, certes, mais aussi diablement séduisant : ZEAL & ARDOR ne se content pas de greffer des parties de gospel à du black metal mais passe le tout dans une moulinette pop rendant les morceaux irrésistibles et le tumulte addictif. De temps en temps, il arrive qu'un disque réussisse à nous prendre par les tripes dès ses première secondes, que l'on sache que celui-là va tourner en boucle pendant longtemps sans perdre de son pouvoir de fascination. C'est le cas de Stranger Fruit. Si les plus sceptiques pouvaient encore croire à un coup de chance, le doute n'est désormais plus permis : ce concept brillant, parfaitement exploité et maîtrisé tient du génie pur et simple.